Accélération – De la nature à l’histoire et retour

Par Christophe Bouton

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Définition

L’accélération est à l’origine un concept forgé au début du XVIII^e siècle dans le cadre de la physique classique pour désigner la variation de la vitesse par rapport au temps (Blay, 2002). À partir de la fin du XVIII^e siècle, cette notion a été étendue à des domaines autres que la nature pour décrire des évolutions sociales, politiques ou historiques perçues comme étant de plus en plus rapides. On peut distinguer, par ordre chronologique, l’accélération de l’histoire, l’accélération de la société, et la Grande Accélération.

L’idée d’une accélération de l’histoire est née de l’expérience d’une accélération de divers processus, qui se répartissent en deux grands domaines : d’une part, dans le contexte de la Révolution française, l’augmentation du rythme des changements sociaux et politiques des sociétés modernes (accélération politique) ; d’autre part, l’augmentation de la vitesse des moyens de transport – train, voiture, avion –, de communication – télégraphe, téléphone, radio, Internet – et de production (accélération technologique) (Koselleck, 2011, 2016). Cette idée d’une accélération de l’histoire ne doit pas être confondue avec celle incohérente d’accélération du temps, car le temps, qui mesure la vitesse, ne saurait avoir lui-même une vitesse et donc accélérer. Elle vise des accélérations dans l’histoire, qui sont exprimées sous une forme prescriptive ou descriptive. Dans un discours à la Convention du 10 mai 1793, Robespierre déclare que « Les progrès de la raison humaine ont préparé cette grande révolution, et c’est à vous qu’est spécialement imposé le devoir de l’accélérer » (Koselleck, 1990 : 232). Chateaubriand constate quant à lui que les événements de cette époque « courraient plus vite que [sa] plume » (Hartog, 2003 : 92). Sous ces multiples formes, l’accélération de l’histoire est devenue l’une des catégories historiques de la modernité, utilisée tout au long du XIX^e et du XX^e siècles par des philosophes, des historiens, des savants, des écrivains, des intellectuels, etc. (Bouton, 2022).

Dans son ouvrage Accélération paru en 2005, le sociologue allemand Hartmut Rosa a théorisé l’idée d’une « accélération de la société », dont il distingue trois formes caractéristiques de la modernité tardive qu’il fait débuter dans les années 1970. Il substitue à l’accélération politique l’idée d’accélération sociale (1) : les structures de la société, comme la famille et l’organisation du travail, se modifient sur une échelle de temps de plus en plus courte. Et il ajoute à l’accélération technologique (2) l’accélération du rythme de vie (3), qui provoque au quotidien les sentiments d’urgence et de manque de temps, phénomènes bien documentés en sociologie. Ces trois formes d’accélération ont des « moteurs » de nature économique (le capitalisme et sa course à la productivité) et culturelle (la fin de la croyance en une vie après la mort et le désir corrélatif d’intensifier sa vie ici-bas). Elles convergent en une « spirale » autoalimentée qui marquerait la fin de la politique et même la « fin de l’histoire », entraînant les sociétés modernes vers des catastrophes naturelles, nucléaires ou épidémiologiques (Rosa, 2010 : 326-394).

Au début du XXI^e siècle, la catégorie historique d’accélération s’est enrichie d’une nouvelle signification que Rosa n’a pas prise en compte et qui concerne directement le temps de l’Anthropocène. Dans les travaux sur le réchauffement climatique, la notion de « Grande Accélération » (the Great Acceleration) a été forgée au début des années 2000 pour nommer le fait que l’accélération technologique a entraîné une dégradation de plus en plus rapide de la nature. Ce constat est illustré par un tableau de vingt-quatre courbes (Will Steffen et al., 2004 : 132-133). Les douze premiers graphiques retracent l’augmentation de 1750 à nos jours d’une sélection d’indicateurs relatifs au développement socio-économique : la démographie mondiale, la population urbaine, la consommation d’eau, d’engrais, de papier, la construction de barrages, le nombre de véhicules à moteur, de téléphones, de restaurants McDonald’s, le Produit Intérieur Brut réel, les investissements directs à l’étranger, le tourisme international. Les douze autres courbes mises en regard représentent les effets corrélatifs sur l’évolution du « système Terre » (géosphère, biosphère, atmosphère) : la concentration atmosphérique du dioxyde de carbone (CO₂), du protoxyde d’azote (N₂0) et du méthane (CH₄), la déforestation, la chute de la biodiversité, l’élévation de la température moyenne à la surface du globe, l’augmentation du nombre des grandes inondations, l’appauvrissement de la couche d’ozone, l’extension des terres exploitées, des zones de pêches, des élevages de crevettes, l’acidification des océans. Plusieurs graphiques traduisent une montée en puissance dès 1750, comme la baisse de la biodiversité, la déforestation et la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre. Tous montrent une augmentation à peu près exponentielle des courbes aux alentours de 1950, période qui a été choisie finalement pour le commencement de l’Anthropocène par le « Groupe de travail sur l’Anthropocène ». La prégnance des facteurs économiques dans le premier tableau donne des arguments à ceux qui pensent que l’Anthropocène est un « Capitalocène » (Malm, 2017). Ce qui est certain, c’est que l’histoire humaine et l’histoire de la Terre, en premier lieu l’évolution du climat, sont devenues interconnectées (Chakrabarty, 2009). La catégorie d’accélération est donc revenue à son origine naturelle, physique, mais sous une forme hybride. Si du côté des sciences de la nature le concept d’Anthropocène, après moulte débats, a été finalement rejeté par les instances géologiques internationales en tant qu’époque géologique (Witze, 2024), celui de Grande Accélération est en revanche moins contesté. Dans son rapport de 2020 « The European environment – state and outlook 2020 », l’Agence Européenne pour l’Environnement l’a explicitement repris et actualisé. Depuis 1950, la population mondiale a triplé (passant d’environ 2,5 milliards à quelque 7,5 milliards de personnes aujourd’hui), le nombre de personnes vivant dans les villes a plus que quadruplé (passant de moins de 1 milliard à plus de 4 milliards aujourd’hui), la production économique en termes de produit intérieur brut a été multiplié par douze, tout comme la consommation d’engrais. Enfin, la consommation d’énergie primaire a été multipliée par cinq.

Problèmes

La catégorie d’accélération comporte au départ une normativité plutôt positive, que ce soit sa forme technologique, où elle est souvent associée à l’idée de progrès, ou politique, par exemple lorsque Marx explique en 1848 que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire » (Marx, 1994 [1850] : 319). Dans une perspective politique opposée, la théorie du « take-off » de Rostow en vogue dans les années 1960 valorise l’accélération du « développement » économique, en tant qu’il permet la « modernisation » des sociétés traditionnelles. Et aujourd’hui encore, certains auteurs, quelque peu marginaux il est vrai, considèrent que l’accélération (technologique) est une valeur centrale, une promesse de bonheur pour les individus et les sociétés modernes (Colvile : 2016). Mais avec les remises en cause du progrès qui montent en puissance à partir de la fin du XIX^e siècle, l’accélération, érigée en principe de la modernité, fait également l’objet de critiques de plus en plus vives. Elle est dénoncée comme dangereuse, voire « monstrueuse » (Nietzsche 1988 [1878] : 214), soit parce qu’elle rompt avec la tradition, soit parce qu’elle devient de plus en plus incontrôlable. Cette critique s’applique tant à la forme technologique qu’à la forme politique de l’accélération.  Contre une certaine interprétation du marxisme aveugle aux dangers du « progrès », Benjamin avait noté, au seuil de la Seconde guerre mondiale : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer le frein d’urgence » (cité dans Löwy, 2014 : 86). Du côté des auteurs conservateurs, l’argument de la perte de contrôle a donné lieu à un diagnostic pessimiste sur la déstabilisation du monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Halévy, 1948). Tout récemment, l’idée d’accélération de l’histoire a été reprise pour désigner la double accélération géopolitique et géoéconomique dans laquelle sont entraînés aujourd’hui les États en rivalité les uns avec les autres (Gomart, 2024).

L’usage de l’accélération comme catégorie historique soulève plusieurs difficultés. La première, pointée par Koselleck (2011), est que l’idée d’accélération de l’histoire est trop générale, elle associe un « collectif singulier », l’Histoire, à un autre collectif singulier, l’Accélération. En réalité, il existe des processus d’accélération dans des histoires, selon des contextes historiques et géographiques très divers qu’il convient de distinguer. La catégorie d’accélération est certes un outil heuristique utile, mais elle doit être employée avec nuance en fonction des rythmes d’évolution, variables dans le temps et l’espace, que connaissent les sociétés modernes. Cette réserve s’applique notamment aux travaux de Rosa (2010), qui fait de l’accélération une catégorie totalisante destinée à construire une vision monolithique de la modernité, en écartant comme minoritaires ou irréalistes tous les « îlots de décélération », toutes les formes de résistance qui se sont opposées à la révolution industrielle (Vidal, 2020) et à la course en avant du capitalisme, comme les utopies sociales du XIX^e siècle, ou les nouvelles « utopies réelles » du début du XXI^e siècle.

La « Grande Accélération » s’expose à une critique analogue. La généralité de la notion– tout comme celle d’Anthropocène d’ailleurs – masque le fait que ses moteurs économiques et culturels ont des origines géographiques très différentes : ils sont situés pour l’essentiel dans les pays du Nord de la planète, alors que les conséquences de la Grande Accélération sont plus fortes dans les pays du Sud. On le voit notamment dans le cas de l’augmentation de la consommation d’énergie primaire, qui est indispensable pour comprendre l’accélération dans sa forme technologique et le réchauffement climatique qui en découle. Le XX^e siècle a été marqué par ce que l’historien John R. McNeill a appelé une « orgie d’énergie », due à l’augmentation exponentielle de la production du charbon à partir de 1800 et du pétrole à partir de 1850. Depuis 1920, l’espèce humaine a consommé plus d’énergie que durant toute son histoire précédant cette période. Mais cette orgie a été répartie de manière très inégale, puisque l’Europe et l’Amérique du Nord en ont bénéficié massivement jusque dans les années 1960, avant d’être rattrapées par des pays comme la Chine et l’Inde (McNeill, 2015 ; McNeill et Engelke, 2016). Le concept d’accélération est pertinent pour analyser, dans le contexte de l’Anthropocène, cette histoire de l’énergie à rythmes décalés. On peut parler en effet d’accélération énergétique pour qualifier la consommation exponentielle d’énergies dans des pays de plus en plus nombreux, les pays « sous-développés » rattrapant peu à peu leur « retard » ou  aspirant du moins à le faire. Cette accélération a été d’autant plus forte à l’échelle globale que les énergies utilisées durant les deux derniers siècles n’ont pas été substituées les unes aux autres mais se sont ajoutées dans une logique de symbiose : bois, charbon, gaz et pétrole (Fressoz, 2023).

Comment faire face à la Grande Accélération, notamment dans ses formes économiques et technologiques ? Cette question fait débat. En schématisant quelque peu les positions, on pourrait distinguer deux orientations principales qui comportent chacune de nombreuses variantes. La première, majoritaire actuellement, soutient qu’il faut continuer à accélérer, soigner les maux de l’accélération par de l’accélération. Dans l’esprit du « Manifeste éco-moderniste », on soutient qu’il faut accélérer l’innovation technologique pour sortir de la crise climatique, en faisant appel notamment à la géo-ingénierie, source de nouveaux marchés de « décarbonation » à conquérir (captation et stockage de carbone). L’innovation inclut le nucléaire nouvelle génération (EPR) en plus des énergies renouvelables. Selon ce point de vue, le capitalisme et son idéal de croissance indéfinie seraient compatibles avec la lutte contre le réchauffement climatique. C’est la théorie du « découplage » entre développement économique et destruction de l’environnement. Ainsi, est-il expliqué dans le Manifeste éco-moderniste, « les humains ont le besoin et la capacité de conduire un découplage accéléré, volontaire, et conscient » (nous soulignons). L’impératif d’accélération politique – les gouvernements doivent agir rapidement pour faire face à l’urgence climatique – est ramené à l’impératif d’accélération technologique (Bouton, 2024). Dans sa version de « gauche », la stratégie d’accélération a été défendue par le « Manifeste pour une politique accélérationniste », paru en ligne en 2013 (Srnicek et Williams, 2016). Sa thèse est que le développement accéléré des technologies pourrait servir de tremplin vers une société postcapitaliste, par exemple par la réduction du temps de travail rendue possible grâce à l’automatisation. À l’opposé de la stratégie accélérationiste, les partisans de la décroissance prônent un « grand ralentissement » de notre mode de vie (Parrique, 2022), qui joue la sobriété contre le productivisme et le consumérisme. C’est une forme moderne du « frein d’urgence » dont parlait Benjamin. La décroissance en question vise une économie stationnaire qui ne détruit pas son environnement, parce que la vitesse de consommation et d’extraction reste inférieure à la vitesse de régénération des ressources naturelles. Il convient de préciser que cette décélération économique et technologie n’est pas pour ses concepteurs un arrêt, car dans la société de post-croissance, les innovations sont admises à condition qu’elles servent à vivre mieux, par exemple à réduire le temps de travail et à en améliorer les conditions.

Ces deux stratégies – accélération versus décélération – sont nettement opposées, mais non pas figées. Des glissements de la première vers la seconde sont possibles. Ainsi, les préconisation du GIEC ont jusqu’ici nettement penché du côté de l’éco-modernisme, avec une confiance dans les solutions économiques et technologiques qui permettent d’« atténuer » le réchauffement climatique et de « s’adapter » à ses conséquences. Dans son dernier rapport paru en 2022, l’idée de décroissance n’est pas prise au sérieux, mais la notion de « sufficiency », euphémisme pour la sobriété, fait en revanche une timide apparition (Fressoz, 2023 : 316). Par ailleurs, la guerre en Ukraine a eu cette conséquence inattendue d’obliger les pays européens à accélérer la transition hors des énergies fossiles, en mettant en œuvre des plans de sobriété énergétique.

Proposition

Prise comme une catégorie historique, l’accélération est un outil heuristique précieux pour penser certaines tendances de la modernité, à condition de ne pas l’utiliser pour en faire une loi générale et nécessaire qui s’imposerait au monde comme un nouveau destin. La modernité contient diverses expériences du temps historiques hétérogènes les unes aux autres, obéissant à des rythmes variables, différents « régimes d’historicité » (Hartog, 2003) qui forment une « polychronie » complexe, qu’on ne saurait réduire à une seule grande catégorie. Car l’expérience du temps historique dépend non seulement de l’époque où l’on vit, mais aussi du lieu qu’on habite (monde occidental ou non-occidental, ville ou campagne), du milieu social auquel on appartient, des idées politiques qu’on défend, etc. L’accélération revêt comme on l’a vu des significations différentes (économiques, historiques, sociales, « anthropocénique », etc.), associées à des normativités contrastées, qui la valorisent ou la rejettent. À côté de l’accélération et de ses satellites (le mouvement, l’urgence, la vitesse), il existe cependant d’autres catégories historiques de la modernité qui relèvent plutôt du freinage comme la mémoire, pour ce qui est du rapport au passé, ou de l’utopie pour la relation à l’avenir. Ainsi, les politiques de la mémoire et du patrimoine qu’on observe en Europe depuis la fin du XX^e siècle montrent un souci du passé, un regard en arrière qui ne s’explique pas en termes d’accélération. Les utopies « réelles » ou « réalistes » (Wright, 2017 ; Bregman, 2017) qui ont pris aujourd’hui le relais des « utopies vertes » des années 1970 (Garforth, 2017) manifestent un souci de l’avenir qui prône un ralentissement du mode de vie : de la production, du travail, et de la consommation. Il en va de même de l’idée de post-croissance, qui oppose à l’impératif d’accélération celui d’un grand ralentissement. Il est important à cet égard de comprendre que l’impératif d’accélération politique – les gouvernements doivent agir rapidement pour faire face à l’urgence climatique – n’implique pas forcément l’impératif d’accélération dans ses formes technologique et économique.

La polychronie des sociétés modernes est structurée de telle sorte que les rapports de forces entre les différentes expériences et représentations du temps ne sont pas équilibrés. L’accélération n’est pas qu’une catégorie de pensée, c’est aussi un ensemble de processus matériels de nature économique et technologique qui bénéficient de tout le poids du système capitaliste, centré sur la course à la productivité. C’est la raison pour laquelle les autres expériences « décélérées » du temps historique sont pour le moment minoritaires ou taxées d’utopie. Or, l’expérience historique sans précédent (Simon, 2019) qui émerge sous le nom d’Anthropocène a elle aussi une matérialité puissante. Ce sont tous les cataclysmes naturels dont on commence à percevoir les effets concrets, comme les sécheresses, les canicules, les inondations, les tempêtes et autre catastrophes. La Grande Accélération de l’Anthropocène est-elle susceptible de contrebalancer l’accélération économique et technologique issue du capitalisme ? Telle est l’une des questions concrètes sur laquelle débouche l’histoire de la catégorie d’accélération.

Pour citer cette notice : Bouton, Christophe, “Accélération”, Dictionnaire Arcadie. Lexique philosophique par temps d’Anthropocène, 7 juin 2024, URL : https://arcadico.hypotheses.org/1282.

Bibliographie

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Pour aller plus loin

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