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Climat – Quand l’ancien et le nouveau régime se mêlent à l’Anthropocène

Par Louis carré

Définition

« Nouveau Régime Climatique » : l’expression est forgée par Bruno Latour en guise de nom de baptême pour les changements tous azimuts entraînés par l’Anthropocène (Latour, 2015). Dès lors que Gaïa a fait évènement de son « intrusion » (Stengers, 2007), la grammaire épistémique et politique des Modernes demande à être révisée de fond en comble. Ce que les ci-devant Modernes avaient appelé « Nature » et qu’ils envisageaient comme le grand décor impassible à leurs affaires humaines a commencé de s’animer. L’aggiornamento du nouveau régime découle de l’expérience anthropocénique d’une Terre qu’ils tenaient pour ferme et qui s’ébranle à présent sous leurs pas. Il impose de tirer une à une les conséquences politiques de la révolution portée par l’hypothèse Gaïa de Lovelock et Margulis (« la Terre s’émeut »), similaire dans son amplitude et ses répercussions à celle initiée au XVIIe siècle par Galilée (« la Terre se meut ») (Aït-Touati et Latour, 2022). Là où, durant « l’Ancien Régime climatique » de l’Holocène, les Modernes s’étaient crus à l’abri de toute interférence venue du grand dehors de la Nature, l’Anthropocène s’accompagne d’une « refondation politique » (Maniglier, 2021 : 10) des agencements entre humains et non-humains.

Faire « face à Gaïa » suppose d’envisager les bouleversements climatiques en cours non plus comme un simple phénomène unilatéral de pollution atmosphérique mais comme une perturbation abrupte et majeure de cycles biogéochimiques (dont les cycles long et court du carbone) imbriqués les uns dans les autres. Puisque, dorénavant, « l’atmosphère c’est nous », le régime nouveau de l’Anthropocène redistribue les humains parmi les autres puissances d’agir terrestres, les enjoignant à endosser par symétrie des rôles de rétro-agents. Pris dans une série de boucles de rétroactions, les « humains dans la nature » ne sont plus seuls à agir sur leur environnement, ils ont entamé leur mue en « terrestres au milieu des terrestres » (Latour, 2017 : 111).

Pour s’en tenir à une définition plus courante du terme ‘climat’, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en distingue deux sens (IPCC, 2023 : 121-122). Il désigne un « temps moyen » (average weather) sur une durée conventionnelle de trente ans. Cette moyenne fictive est le résultat d’observations, de calculs et de paramétrages tenant compte des variables de température, de précipitations, d’humidité et de vent à la surface. En ce sens étroit, le climat indique un état au moment t du « système climatique » au sens large, lequel est lui-même fonction du « système planétaire » (global system) composé de l’interaction dynamique entre les différentes sphères terrestres (atmo-, hydro-, cryo-, litho-, bio-sphères).

À ces différences d’échelle (climat, système climatique, système terrestre), qui évite par avance de confondre « climat » et « météo », s’ajoute la distinction, à vocation imputative, entre une variabilité naturelle du climat et une variabilité attribuable à des activités humaines. Aux côtés des variations dues à des processus internes ou des forçages naturels externes (radiations solaires, inclination orbitale de la Terre, éruptions volcaniques), l’Anthropocène marque une période critique au cours de laquelle les changements climatiques d’origine humaine se sont exacerbés tant au niveau de la composition de l’atmosphère (avec la haute concentration de gaz à effet de serre imputable à la combustion massive d’énergie fossile, à l’élevage intensif, aux cimenteries …) qu’au niveau de l’affectation des terres (avec notamment la diminution des « puits de carbone » que constituent les couverts forestiers).

Distinguer variabilité naturelle et variabilité anthropique du climat est crucial pour les travaux menés au sein du GIEC depuis sa création en 1988. Cela vient directement supporter l’objectif politique, que se sont fixés les États signataires de la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique (1992), de « stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ». En sa qualité de porte-voix scientifique du climat (De Pryck, 2022), le GIEC fait partie intégrante du « régime climatique onusien » mis en place à la fin du siècle dernier (Aykut et Dahan, 2015), au même titre que les négociations internationales qui se tiennent à l’occasion des Sommets de la Terre et des COP.

Le récit scientifico-naturel proposé par le GIEC peut cependant être complété et nuancé à l’aide d’autres approches issues cette fois des sciences humaines et sociales. Parmi les représentant·es des humanités environnementales, le géographe Mike Hulme a insisté sur l’importance d’articuler, en matière de questions climatiques, l’univers des faits (matters of fact) à celui des significations (matters of concern) (Hulme, 2017). Si les aléas de la météo peuvent être éprouvés au quotidien, le climat reste quant à lui une « idée » relativement abstraite, qui passe par la médiation de représentations culturelles. Autrement dit, le climat change certes physiquement mais aussi idéellement. Son « idéologie », avec ses logiques discursives d’inclusion et d’exclusion, amène Hulme à conclure que « gouverner le climat est un projet politique : il s’agit de savoir qui gouverne, comment ils gouvernent, dans quel but et dans quel intérêt » (2017 : 134). L’entrée de l’histoire géologique dans l’Anthropocène est concomitante d’un nouveau « régime de planétarité » au sein duquel les sociétés humaines, réfléchissant au devenir de leurs couplages avec des processus géobiophysiques, modulent « les puissances d’agir humaines avec les puissances d’agir existantes autres qu’humaines, et ce jusqu’aux échelles temporelles et spatiales de la planète » (Bonneuil, 2020). À la suite du « biopouvoir » analysé par Foucault, un « géopouvoir » prend forme qui, à l’instar du premier, repose sur un certain dispositif de savoir et de pouvoir : « Après la vie, c’est la Terre tout entière (de la litosphère à la stratosphère) qui devient simultanément objet de savoir (géosavoir) et de gouvernement » (Bonneuil et Fressoz, 2013 : 107).

Qu’un régime de vérité scientifique portant sur le « climat global » vienne asseoir et compléter un régime d’autorité politique légitimant la « gouvernance globale » soulève un problème bien connu des science studies : celui de « cadrage » (framing) par l’expertise scientifique des enjeux jugés dignes de figurer à l’agenda politique et des solutions à leur apporter (Jasanoff, 2010). Anna Tsing a montré combien la primauté accordée à l’échelle globale au sein des arènes politiques climatiques tient aussi aux modèles numériques élaborés par les climatologues et à leurs simulations projectives (Tsing, 2020 : 177-185). La globalisation du climat ne va pas de soi, elle nécessite de la part des modélisateurs un intense travail de négociation autour des différences locales, à l’image de ces données météorologiques qui, récoltées à plusieurs endroits du globe (et autour, au moyen de satellites), doivent ensuite être lissées de manière à intégrer la « vaste machine » des modèles climatiques (Edwards, 2013).

Tirant son histoire de la Guerre froide et des appareils de mesure développés à cette période (Mahrane et al., 2012 ; Grevsmühl, 2014), la construction scientifico-politique de l’atmosphère globale explique en partie les registres d’action politique qui prévalent aujourd’hui  pour parer les changements climatiques : les atténuer en réduisant les émissions carbonées à la source ; s’y adapter en favorisant la résilience des systèmes éco-sociaux les plus vulnérables ; restaurer voire améliorer le climat en ayant recours à des moyens de géo-ingénierie (captation et enfouissement de carbone, fertilisation des océans, injection d’aérosols dans la stratosphère …). Le prisme d’un climat globalisé, s’adressant à « tout le monde » mais provenant « de nulle part » (Hulme, 2017 : 35), complique l’« atterrissage » appelé de ses vœux par Latour, comme si le régime climatique actuellement existant des « humains » tardait à laisser place au régime des « terrestres » …     

Problèmes

Au nom de la longue durée des sociétés modernes, les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher ont contesté la radicale nouveauté de l’Anthropocène par rapport à l’ancien régime climatique (Fressoz et Locher, 2020). À la faveur de mutations d’ordre matériel (l’industrialisation fossile des sociétés agraires à économie organique) et idéel (l’autonomisation des sciences sociales vis-à-vis des sciences naturelles), l’insouciance des Modernes de vivre sous un climat « inébranlable et inoffensif » n’aura valu que pour un court laps de temps, situé entre la fin du XIXe siècle et la seconde moitié du XXe siècle. Avant cela, les « révoltes du ciel » avaient suscité de fortes inquiétudes environnementales, comme en témoigne la virulence des débats depuis la Révolution française autour de la gestion des forêts en métropole et aux colonies. La prise en compte de cette réflexivité environnementale au long cours des sociétés modernes invite à reconsidérer en quoi l’ancien et le nouveau régime climatique se séparent et se rapprochent. La « notion indivise » de climat (Canguilhem, 2009 : 192) a fluctué au cours de la modernité occidentale, dans son extension (entre localité et globalité) comme dans les significations de ce que recouvre l’agir du climat et l’agir sur le climat (Fleming, 1998). Un détour par la longue histoire des rapports au(x) climat(s) a pour effet de relativiser l’idée d’un grand partage moderne entre nature et société, sans pour autant conduire à nier les spécificités du régime anthropocénique.

Clarence Glacken a mis en évidence la remarquable continuité d’une tradition occidentale de pensée à propos du climat (Glacken, 1967). Une définition astronomique selon les latitudes, découpant la Terre en zones dont certaines (les tempérées) sont réputées plus habitables que d’autres (les torrides et froides), y côtoie une définition proto-écologique en termes de « natures locales » enchevêtrées aux peuples qui les habitent (Daston, 2024). Cette double acception du climat – avec ses filiations chez Aristote et Ptolémée d’un côté, chez Hérodote et Hippocrate de l’autre – a donné lieu à une hiérarchisation des cultures et à une anthropo-géographie différentialiste. D’après la première, le juste milieu du climat tempéré, comparé aux extrêmes torride et froide, se prête « naturellement » à des modes supérieurs d’organisation politique. Selon la seconde, l’exposition au soleil et au vent, la qualité des sols et des eaux, les régimes alimentaires qui leur sont associés, etc. interviennent pour dérouler les particularités de telle ou telle culture.

Ces conceptions anciennes reposent sur ce qu’avec Glacken on peut qualifier de sophisme environnemental (Glacken, 1967 : 88) : un saut argumentatif est effectué lorsque, de l’influence indéniable des conditions environnantes, l’on déduit l’existence de collectifs humains nettement séparés et homogènes, regroupés – à l’image des végétaux et des animaux en genres et en espèces selon leurs modes de vie. La diversité des climats ne débouche pas forcément sur un déterminisme climatique, physis et nomos se répondant l’une l’autre, sans rapport de causalité univoque ; en revanche, elle associe, en invoquant un « pouvoir des lieux » (Daston, 2024), à chaque climat son peuple et à chaque peuple son climat.

La « théorie des climats » que l’on fait généralement dater des Lumières européennes puise donc à une tradition plus ancienne, tout en la refaçonnant par un naturalisme sensualiste qui se départit du naturalisme mécaniste en vogue au XVIIe siècle. Chez Montesquieu, « l’empire du climat » bénéficie, en tant que principale « cause physique », d’un primat (« le premier de tous les empires ») sur les autres « causes morales » – les mœurs, les lois, la religion, l’histoire passée – à l’origine des « esprits nationaux » (Montesquieu, 1995 : 578 [XIX, 14]). La distance géographique qui sépare les pays s’exprime en une différence graduelle de climats dont l’influence joue sur les tempéraments et humeurs des corps individuels comme sur ceux des corps sociaux qu’ils composent. Tout l’art du législateur est de convenir avec le « naturel de la nation » à laquelle les lois sont destinées. C’est pourquoi Rousseau estime comme ayant été « établi par Montesquieu » le principe en vertu duquel « par l’effet du climat le despotisme convient aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, & la bonne politie aux régions intermédiaires » (Rousseau, 1964 : 416 [III, 8]).

En plus d’avancer une typologie environnementale des gouvernements, la théorie des climats prévient du risque qu’il y a à changer inopinément d’air. Chargé « des particules de la terre de chaque pays », l’air « agit tellement sur nous, que notre tempérament en est fixé », si bien que « lorsque nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades » (Montesquieu, 1966 : 307 [CXXI]). Sous la rubrique « médecine », l’article « Climat » de l’Encyclopédie confirme le diagnostic posé par l’auteur de L’Esprit des lois : « les hommes nouvellement transplantés sont plus exposés aux incommodités qui dépendent du climat, que les naturels de chaque pays, & cela d’autant plus que leur climat naturel differe davantage de la température du nouveau pays qu’ils habitent » (Encyclopédie, 1753). L’affirmation de la « bonne politie » qui règne sous les cieux bénis de l’Europe septentrionale va de pair avec la reconnaissance des dangers qui découlent d’une acclimatation trop brutale.

Cet argument néo-hippocratique appuie chez Montesquieu une critique de l’expansion coloniale. Les maladies que les Espagnols ont contractées aux Amériques ne sont que « justice immanente » face à leur esprit démesuré de conquête (Ehrard, 2009 : 726). En contexte de première mondialisation capitaliste et d’« échange colombien » (Crosby, 2003), il ajoute qu’« avec les richesses de tous les climats, nous avons les maladies de tous les climats » (Montesquieu, 2014 : 295 [86]). Bref, une nature providentielle ordonne aux peuples et aux individus de rester à leur place, en ce qu’ils « ne peuvent espérer de bonheur solide hors des limites, sociales et géographiques, que leur naissance impose à leurs ambitions » (Ehrard, 2009 : 726). Le fin mot de la sagesse en matière de gouvernement des hommes et des choses est non pas de « transformer la nature » mais de « s’y adapter le mieux possible » (Ehrard, 2009 : 732).

Vers la même époque, Buffon décline une « théorie des climats » sur la base d’autres prémisses quant à la nature de la nature et à la nature des hommes (Hoquet, 1998). Loin d’être un décor inamovible, la Nature traverse au gré des millénaires une série d’altérations, qui sont la marque tantôt de sa dégénération tantôt de son perfectionnement. Si Buffon défend la thèse monogéniste d’une unité de l’espèce humaine à partir de l’interfécondité, il se veut également attentif aux changements qu’a connu et que connaît encore une humanité en elle-même flexible et migratrice. Depuis sa prétendue blancheur « primordiale » sous les climats tempérés, ses traits physionomiques ont varié à mesure qu’homo sapiens se répartissait sur l’ensemble du globe. Les variétés observées au sein de l’espèce humaine s’expliquent par l’adaptation aux latitudes, par la diversification des modes d’alimentation, par l’expression des terroirs. À la fois « vassal du Ciel » et « roi de la Terre », l’homme en général a cependant pour tâche divine de seconder l’œuvre de la Nature en l’améliorant. D’où un étalon à l’aune duquel juger ses degrés divers de civilisation : par analogie avec l’acclimatation des végétaux et la domestication des animaux, la civilisation des hommes dépend de leur capacité à « modifier les effets de la Nature » et à trouver « le moyen de résister aux intempéries du climat » (Buffon, 1884 : 102).

La « controverse du Nouveau Monde » offre à Buffon un cas d’école pour appuyer ses conceptions (Gerbi, 2010). Parce qu’il a manqué jusqu’à présent de soumettre les animaux, de dompter les éléments et de travailler la terre, homo americanus ne représente qu’une « espèce d’automate impuissant » à modifier son environnement. Sur le spectre civilisationnel des sociétés humaines, il n’y a d’alternative qu’entre une impuissance face à la nature, en proie à la dégénération, et une puissance à l’amender, propice au perfectionnement (Duchet, 1995 : 27). Leur opposant la « Nature civilisée » par les mains d’hommes intelligents et besogneux, Buffon fait des « nations non policées » des fardeaux pour la Terre. Les hommes civilisés la renouvèlent et la transforment pour le mieux, les « hommes à demi-brutes » l’épuisent et la détruisent pour le pire. Alors que Paris et Québec, situés aux mêmes latitudes, sont censés bénéficier d’un climat similaire, la haute civilisation du royaume de France est parvenue à repousser l’inéluctable refroidissement de la planète. « Assainir, défricher et peupler un pays, c’est lui rendre de la chaleur pour plusieurs milliers d’années », écrit Buffon dans Les Époques de la Nature (1884 : 127-128).

Cette « climatologie morale » (Livingstone, 2002) est révélatrice de la façon dont l’Europe des Lumières, plutôt que de verser dans un grand partage entre nature et société, a instauré une « métrique de civilisation » afin de légitimer, dans le régime des savoirs, sa domination sur le reste du monde (Locher, 2015 ; Arnold, 1996). Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle qu’un racisme biologisant – à l’image de Gobineau et Taine, qui détachent le « génie » des races de l’influence climatique – supplantera l’environnementalisme civilisationnel du siècle précédent en cautionnant au passage la seconde vague de colonisation.

Proposition

Confronté à l’ancien régime climatique, l’air de l’Anthropocène contient-il quelque chose de neuf ? On soulignera tout d’abord les changements d’échelle opérés au niveau de l’histoire idéelle du climat. De facteur de diversification (les climats toujours locaux), le ‘climat’ est devenu facteur d’unification (le système climatique par définition global). À la distribution des peuples en des climats plus ou moins favorables au bon gouvernement des hommes s’est substituée la vision englobante d’un climat mondial auquel tous sont désormais inséparablement exposés. En outre, les affinités qu’un peuple était censé contracter avec son climat ‘naturel’ se voient bousculer par le débordement des territoires écologiques sur les territoires des États-nations. L’embrouillamini de Gaïa a chamboulé l’ordre ancien qui assignait aux uns et aux autres une place stable dans le régime climatique.

La grammaire de l’agentivité s’est elle aussi entretemps modifiée, passant du registre de « l’influence » du climat, avec laquelle transigeaient des collectifs humains, à celui de l’« impact » sur le climat que produit un agir anthropique. Au long des XVIIIe et XIXe siècles, les Modernes ont été animés d’un « pathos environnemental », au travers duquel ils « cherchaient non pas à protéger les milieux naturels des effets destructeurs qu’ils engendraient sur eux, mais au contraire à se protéger eux-mêmes de l’influence des milieux dont ils découvrent progressivement les ressorts » (Taylan, 2018 : 269). L’inauguration de « l’âge des humains » au cours du XXe siècle est la source d’un nouveau type d’inquiétudes, alimentées par la conscience que l’espèce humaine s’impose dorénavant comme une « force tellurique » indépendante. La responsabilité incombe à l’humanité toute entière d’entretenir avec les autres composantes du système Terre des rapports plus « soutenables ».

Un tel cadrage de la condition anthropocénique se prête à des discours de gestion de risques aux allures planétaires. Le climat terrestre serait à « re-sécuriser », lui qui, depuis les âges reculés de l’Holocène, a fourni aux sociétés humaines un « cadre opérationnel sûr » (Rockström, 2009). À quoi certains ont pu objecter que l’Anthropocène signe bien plutôt l’avènement d’une ère « post-climatique ». Puisque « la ‘nouvelle normalité’ du climat est qu’il ne peut plus y avoir de normalité » (Hulme, 2017 : 154), agir sur et avec le climat est affaire de « bricolage », et non pas de retour à la normale sécuritaire.

Dans sa propre tentative de confectionner la boussole politique à même de nous orienter dans le « Nouveau Régime Climatique », Bruno Latour a fait valoir l’effet de symétrisation engendré par « une solidarité terrible et totalement imprévue entre victimes et responsables » :  « Désormais, c’est au cœur de la Beauce aussi bien qu’en Nouvelle-Guinée, en Californie aussi bien qu’au Bangladesh, au beau milieu de Pékin autant qu’à travers les vastes territoires des Inuits que la prise de terre se fait plus violemment et que les rétroactions de ladite Terre sont les plus vertigineuses » (Latour, 2015 : 280). Le nouveau régime a ceci de « rafraîchissant » par rapport à l’ancien qu’« il commence à rassembler des peuples également impactés ». L’Anthropocène ouvre un champ d’expérience inédit où la « crise migratoire » généralisée touche des humains comme des non-humains « privés de sol » (Latour, 2017).

Sans doute en raison de son aveuglement à la longue réflexivité environnementale des Modernes, Latour a manqué d’apercevoir en quoi la basse continue de l’ancien savoir-pouvoir climatique résonne dans le nouveau géo-pouvoir. Proclamer une solidarité entre victimes et responsables des dérèglements climatiques à l’ère de l’Anthropocène tend à masquer les rapports inégalitaires nés de la « double fracture » écologique et coloniale (Ferdinand, 2019), dont les racines remontent plus loin dans le temps. L’idée défendue par le Sud global, lors des négociations internationales, de « responsabilités communes mais différenciées » au regard d’actions passées à l’origine des perturbations en cours, résume parfaitement l’enjeu contemporain de la justice climatique mondiale.

Or, on peut se demander si le différentiel d’où part l’actuel régime climatique entre agir sur le climat en le détériorant et en subir les conséquences ne reproduit pas, en en inversant le signe, l’écart naguère introduit par Buffon entre une « Nature civilisée » et une « Nature brute ». Si ce sont les « hommes civilisés » – et non plus les « demi-brutes » – qui à présent pèsent sur les conditions de vie terrestre en les endommageant, la différence en même temps se retraduit en un rapport d’asymétrie entre ceux chargés d’activement diminuer leurs émissions et ceux contraints de s’adapter à la nouvelle donne climatique. Avec l’épineuse question que soulève le seuil de « modernisation » socio-économique au-delà duquel des pays historiquement victimes basculeraient en responsables actuels (Chakrabarty, 2024). Sans parler de la fracture technologique que renforcent les « solutions » de géo-ingénierie adoptées par certains souvent au détriment d’autres … Preuves là encore que le régime des « terrestres » peinera à voir le jour aussi longtemps que la mort des « humains » modernes saisira le vif.

Pour citer cette notice : Louis Carré, “Climat. Quand l’ancien et le nouveau régime se mêlent à l’Anthropocène”, Dictionnaire Arcadie. Lexique philosophique par temps d’Anthropocène, 2 avril 2025, URL : https://arcadico.hypotheses.org/1596

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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
arcadico (2 avril 2025). Climat – Quand l’ancien et le nouveau régime se mêlent à l’Anthropocène. Dictionnaire Arcadie. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13mq2