Par Ferhat Taylan
Définition
« Milieu » et « environnement » sont-ils synonymes ou antinomiques ? Si les géographes et les écologues tentent de répondre à cette question depuis quelques décennies (Le Lay et al., 2023), leur tâche est rendue difficile en raison des frontières sémantiques particulièrement floues de ces deux notions. Il serait commode, en effet, d’imaginer une opposition entre le milieu défini comme l’entourage immédiat et proche d’un vivant d’une part, et l’environnement défini comme l’ensemble de ces entourages, se confondant alors avec la Nature ou la Planète. Or, cette opposition entre l’échelle locale du milieu – ce dont témoignent les usages précis du concept en écologie ou en géographie, lorsqu’on évoque les milieux aquatiques, tropiques, etc. – et l’échelle globale de l’environnement – visible dans la généralité même de « la protection de l’environnement » – ne semble pas résister à l’analyse des acceptations actuelles de ces notions. En effet, pour reprendre les définitions les plus courantes, l’environnement serait « l’ensemble des éléments (biotiques ou abiotiques) qui entourent un individu ou une espèce et dont certains contribuent directement à subvenir à ses besoins » (Larousse), ou encore « l’ensemble des éléments et des phénomènes physiques qui environnent un organisme vivant, se trouvent autour de lui » (CNRTL), auquel cas il paraît sémantiquement très proche du milieu, défini à son tour comme « ensemble des éléments matériels et des circonstances physiques qui entourent et influencent ou conditionnent les cellules, les organismes vivants » (CNRTL). Le seul élément de différence suggéré entre les deux termes concernant la capacité du milieu à influencer, voire à conditionner les organismes, pourrait en effet être nuancé par une définition plus interactive de l’environnement : « Ensemble des conditions naturelles et culturelles qui peuvent agir sur les organismes vivants et les activités humaines » (Le Robert). Ainsi, ni l’échelle, ni l’agentivité supposée de ce qui entoure les vivants ne permet de distinguer environnement et milieu.
Dans ces conditions, l’énigme ne peut être résolu – du moins mieux éclairé – que si on s’intéresse à l’histoire commune des deux notions dans les champs de savoirs et de pratiques dans lesquels ils ont émergé et ont été mobilisées. Cette épistémologie historique des concepts environnementaux modernes et contemporains, dont on ne peut donner qu’une esquisse limitée ici à ces deux concepts (auxquels on pourrait ajouter celui d’Umwelt, voir Feuerhahn, 2009) vise plus qu’un éclairage sémantique : elle entend assurer une fonction critique quant aux significations épistémologiques et politiques portées par ces concepts, souvent dissimulées sous des sédimentations historiques devenues difficilement accessibles.
En effet, au début du XIXe siècle en Occident, il n’existe pas encore de concept unifié pour désigner ce qu’on entend aujourd’hui par « environnement » ou « milieu ». Ce champ sémantique est alors partiellement couvert en français par les notions de climat, de circonstances, ou de conditions de vie. L’invention conceptuelle induite par Auguste Comte en 1840 dans ses cours de philosophie positive, lorsqu’il utilise pour la première fois le concept de milieu au singulier, est ainsi d’une importance capitale. En définissant le milieu non pas simplement comme « le fluide dans lequel un corps se trouve plongé » – sens newtonien repris par Lamarck lorsqu’il est question des milieux aquatiques (Taylan, 2022) –, mais comme « l’ensemble total des circonstances extérieures, d’un genre quelconque, nécessaires à l’existence de chaque organisme déterminé » (Comte, 1840 : 682), Comte a le sentiment de combler un véritable manque conceptuel, faisant jusqu’ici défaut dans la biologie naissante. « L’introduction de cette expression nouvelle », qui permet de synthétiser de manière « nette et rapide » l’ensemble des facteurs externes et néanmoins vitaux pour l’organisme, est en effet fondamentale pour appuyer, après Lamarck, « la loi de l’harmonie » entre l’organisme et le milieu. L’enjeu est à la fois épistémologique (réconcilier la physique et la biologie par cette harmonie, plutôt que d’opposer le vitalisme au mécanisme comme si les vivants obéissaient à des lois incompréhensibles pour la physique) et politique (réconcilier l’ordre et le progrès dans la société, par cette perspective d’une harmonie entre l’organisme social et son milieu, tant perturbés par la modification violente induite par la Révolution).
Problèmes
Cette scène inaugurale du concept de milieu chez Comte indique ainsi une origine épistémo-politique assez éloignée des préoccupations « environnementalistes » formulées au XXe siècle. Elle concerne non pas une nature non-humaine à préserver ou un ensemble de ressources à valoriser, mais la nature de la société (à découvrir par la science sociale nouvelle), voire la constitution sociale de la seconde nature chez l’homme à travers son rapport au milieu. C’est ce premier sens du concept de milieu qu’il nous faut comprendre d’abord, pour pouvoir saisir ensuite le déplacement induit par sa traduction en anglais par Spencer à travers le concept d’environment,et la signification que ce concept a prise au XXe siècle.
En effet, le concept de milieu s’avère fondamental pour l’ensemble du projet philosophique et politique d’Auguste Comte. D’abord, il assure une fonction transversale, permettant de lier logiquement les savoirs, en ceci qu’il permet à la fois de synthétiser les lois de la biologie naissante et de fonder la nouvelle science sociale, nommée sociologie, comme étant la science des rapports entre l’organisme social et son milieu. Ensuite, il occupe une place cardinale dans l’architectonique de la philosophie positive en tant qu’elle est inséparablement politique et scientifique, dans la mesure où la question cruciale des limites de la modificabilité du champ social, critère de légitimité d’une action politique et législatrice, dépend entièrement du rapport entre l’organisme (social) et le milieu. Quelle modification physique, chimique, biologique ou sociale du milieu s’avère soutenable, acceptable pour un organisme (individuel ou social) ? La question est posée, convient-il de s’en rappeler, non seulement en contexte postrévolutionnaire, mais aussi dans un contexte de pollutions industrielles et de transformation des milieux de vie, auquel la philosophie médicale tente de répondre (Fressoz, 2012 ; Jarrige et Le Roux, 2017). Dans ces conditions, Comte rêve d’une science générale des milieux, qui serait à même d’opérer l’analyse unifiée des milieux physiques, chimiques, biologiques et sociaux.
Ainsi, on comprend mieux les raisons pour lesquelles le cheminement du concept de milieu est inséparable du destin du positivisme de Comte, et de manière plus générale, de l’espoir des sociétés modernes de se gouverner en maîtrisant la modification de leurs milieux de vie. Il en découle une politique des milieux, ou une « mésopolitique », qui s’annonce chez Comte comme un autogouvernement de la société, mais qui s’effectue très souvent sous la forme d’un gouvernement technocratique des populations par l’aménagement de leur milieu, manifeste dans les pratiques d’hygiène publique, d’aménagement du territoire ou d’acclimatement colonial dans la seconde moitié du XIXe siècle (Taylan, 2018). Si la question du milieu témoigne d’une certaine réalisation de l’idéal positiviste d’un gouvernement scientifique du champ social, elle oriente aussi les débats dans les sciences sociales et humaines de cette période, conduisant à une certaine adversité à son égard (notamment à travers l’opposition de l’inné et de l’acquis, de la race et du milieu).
Lorsqu’il transfère vers l’anglais le terme comtien de milieu par environment dans ses Principles of Psychology (1855), Herbert Spencer introduit certainement le débat organisme/environnement en langue anglaise (Pearce, 2010), mais il instaure surtout un nouveau cadre théorique, essentiellement psychologique, pour penser ce rapport. Là où la réflexion comtienne se situait dans la jonction entre la biologie et la sociologie, à travers une évacuation assez nette de la psychologie, Spencer introduit une compréhension bio-psycho-sociale des rapports à l’environnement, entièrement orientée par une pensée de l’évolution et de l’adaptation, à la fois des sociétés et des individus humains. Au niveau de la philosophie de l’esprit, la vie mentale tout entière doit être repensée comme « un ajustement continu des relations internes aux relations externes », au point que « la perception, la mémoire ou l’imagination ne sont rien d’autres que des regroupements conventionnels des correspondances [entre l’organisme et l’environnement] » (Spencer, 1855 : 486). Ainsi émerge un « environnementalisme mental », qui sera ensuite repris et largement réorienté par la tradition pragmatiste, de James à Dewey (Pearce, 2020). Chez Spencer, au niveau de la sociologie, la question centrale est celle de savoir comment les individus modernes s’adaptent au nouvel environnement industriel, aux « séquences environnementales » spécifiques comme l’usine ou les nouvelles infrastructures modernes. Le défaut ou le retard dans l’adaptation à la transformation inévitable des environnements s’avère être le principal problème des sociétés modernes, que la sociologie spencérienne propose de prendre en charge. Il ne s’agit pas tant de transformer l’environnement que d’accélérer l’adaptation de l’individu à cet environnement socio-économique déjà transformé sous le coup de l’industrialisation ?, puisque l’évolution même des sociétés réside dans ce principe.
Ainsi, autour de 1860, milieu en français et environment en anglais, conduisent à des interrogations très diverses en sciences humaines et sociales, mais force est de constater que ces notions ne se réfèrent qu’accessoirement aux composants naturels des milieux. Pour Comte comme pour Spencer, la question moderne de la modification ou de l’adaptation est orientée essentiellement autour des milieux artificiels, bâtis pour les humains par les humains. Ce n’est nullement étonnant, dans la mesure où leur réflexion porte essentiellement sur l’évolution spécifique des sociétés humaines, processus dans lequel la création de nouveaux milieux est perçue comme une manière pour l’espèce humaine d’orienter sa propre évolution. Ils l’envisagent toutefois dans des directions opposées : l’inspiration saint-simonienne et lamarckienne de Comte le conduit à penser l’ajustement des humains à leur milieu comme le perpétuel rétablissement d’une harmonie, qui n’est que l’équilibre entre l’ordre et le progrès, tandis que Spencer, vulgarisant Darwin à travers le slogan de survival of the fittest qu’il a forgé, voit l’adaptation à l’environnement industriel comme une contrainte bénéfique pour l’amélioration de l’espèce humaine, à travers l’élimination des moins adaptés.
Or, c’est aussi et surtout au niveau de l’histoire naturelle (en voie de devenir la biologie de l’évolution) que les deux concepts se distinguent tout au long du XIXe siècle. En effet, Darwin, en critiquant le poids accordé au milieu physique en histoire naturelle à la suite de Lamarck (Darwin, 1859), tient à introduire dans ce qu’il appelle conditions of life les interactions avec d’autres organismes. La référence à Malthus est de ce point de vue fondamentale chez Darwin, car l’environnement inclut désormais, et avant tout, les rapports de compétition et de coopération entre et parmi les populations en quête de ressources. Selon le principe malthusien de la population que reprend Darwin, toutes les populations (végétales ou animales) ont tendance à se multiplier de manière exponentielle, et elles le feraient effectivement si elles ne rencontraient pas d’obstacles. Dès lors, ce n’est pas tant le climat ou les éléments géographiques qui comptent dans un environnement que les autres populations, concurrentes et prédatrices, ainsi que leur impact sur le taux de reproduction d’une population dans un espace donné. Face au modèle lamarckien d’une harmonie entre un organisme et les milieux ambiants physico-chimiques, la conception darwinienne de l’environnement dessine ainsi un espace de conflits et de coopération entre les populations, où l’élément déterminant est le nombre.
Proposition
Il serait cependant imprudent de suggérer que la conception darwinienne aurait définitivement écarté le milieu en son sens lamarckien. En effet, les débats de la fin du XIXe siècle entre le néo-darwinisme et le néo-lamarckisme sont tout à fait vifs en France comme aux États-Unis, et ils concernent le rôle du milieu dans la formation des races et dans l’hérédité (voir Stocking, 1962). Ces débats ont lieu dans un champ théorique où la biologie de l’évolution, l’anthropologie raciale, la sociologie positiviste et la philosophie sont intimement liées. C’est ce champ de savoirs complexes qui investit massivement le concept de milieu en France et celui d’environment dans les pays anglophones, au croisement des sciences de la nature et de la société. Toutefois, malgré ces transferts réciproques entre les cultures naturalistes, les deux concepts portent chacun une tonalité différente. Contrairement à la réflexion positiviste et sociologique sur le milieu en France, conduisant d’ailleurs à la formulation d’une science « mésologique » (Taylan, 2018), le concept d’environment est progressivement orienté par l’alliance de l’économie politique malthusienne avec la théorie de l’évolution darwinienne, ouvrant la voie à une analyse économique du rapport population/environnement en termes de ressources disponibles, et ce, jusqu’à dans l’écologie scientifique naissante.
Dans le cadre de cette lecture, reste à comprendre la manière dont s’opère, principalement aux États-Unis à partir de la fin du XIXe siècle, l’articulation entre ce concept d’environnement, le mouvement de conservation des ressources naturelles et l’écologie naissante. Si, dans la première moitié du XXe siècle, l’environnement est de plus en plus perçu comme un dépôt de ressources devenues rares en raison d’une pression démographique croissante, cela résulte à la fois d’une réflexion et d’une politique publique aux États-Unis concernant la conservation des ressources naturelles, et de l’élaboration de la biologie des populations dans une veine néo-malthusienne. D’une part, la conservation des ressources, induite sous la présidence de Théodore Roosevelt dans la décennie 1890, vise une « planification rationnelle pour promouvoir un développement et une utilisation efficace de toutes les ressources naturelles » (Hays, 1959 : 14). Il s’agit non pas de préserver la nature pour sa valeur intrinsèque comme le préconise le courant protectionniste, mais de multiplier les ressources disponibles afin d’assurer leur consommation par une population croissante, en limitant le gaspillage et en promouvant leur renouvellement. Le rapport humain à l’environnement naturel est ici esquissé sous l’angle d’une optimisation du rendement des ressources, qui doivent être produites de manière maximale pour satisfaire les demandes croissantes de la population. D’autre part, dans le domaine de la biologie des populations, à l’instar du biologiste américain Raymond Pearl, on estime désormais que « le volume et la surface de la planète sur laquelle on vit sont des quantités strictement fixes, et ce fait établit une limite » (Pearl, 1925 : 34). Cette idée d’un environnement limité conduira aussi au concept de capacité de charge (carrying capacity),censé indiquer la quantité maximale d’organismes d’une espèce déterminée qu’un territoire donné peut prendre en charge, induisant ainsi un rapport de contenant et du contenu entre l’environnement et la population (Sayre, 2008).
Lorsque l’écologiste nord-américain Eugene Odum, dans l’ouvrage qui est devenu le manuel classique d’écologie scientifique, affirme en 1953 « qu’il est plus que jamais nécessaire que l’humanité dans son ensemble ait une connaissance intelligente de l’environnement pour que notre civilisation complexe puisse survivre » (Odum, 1953), l’articulation est ainsi déjà opérée entre l’écologie, la conservation des ressources et le néo-malthusianisme. Les premiers best-sellers alarmistes sur la surpopulation, l’épuisement des ressources et la dégradation de l’environnement datent en effet de l’immédiat d’après-guerre (Vogt, 1948 ; Osborn, 1948), conduisant à un « malthusianisme environnemental » (Robertson, 2012) qui conçoit la question environnementale depuis l’angle de la surpopulation mondiale. En effet, on voit dans cette période la constitution de l’environnement comme un objet de gouvernement global : cet « environnement global » (Mahrane et al., 2012) dont se préoccupent l’UNESCO ou les politiques de développement international, est intimement lié à la production des ressources alimentaires et au taux de croissance démographique dans les pays désormais appelés du Tiers-Monde. Ce thème de la surpopulation mondiale aura un impact crucial dans la formation ultérieure de l’environnementalisme américain, et aussi dans les propositions politiques consistant à endiguer l’immigration et la liberté d’engendrer des pays du Sud (Hardin, 1974). C’est à l’issue de ces problématiques qu’on arrive aux années 1970, marquées par l’image de la Population Bomb et de la première March for Earth, et aussi par la réflexion initiée par le Club de Rome sur les limites de la croissance.
Il n’est pas étonnant alors de constater que, lorsque le concept américain d’environment est importé en France au début des années 1970, essentiellement par la voie médiatique et technocratique conduisant notamment à la création du ministère de l’environnement (Charvolin, 2003), il rencontre une série de résistances. En effet, Georges Canguilhem, qui n’avait cessé de travailler sur le concept de milieu depuis 1945, est plus que réticent à l’égard de la substitution au terme de milieu de celui d’environnement, « terme plus vague, concept plus élastique », conduisant à une identification de l’environnement humain au milieu biologique dans l’espoir d’une gouvernance technocratique des deux sphères ainsi unifiées, tandis que la relation homme-milieu est une relation médiatisée par la technique (Canguilhem, 1974). Parce que l’écologie « mérite mieux que l’engouement idéologique », il convient selon Canguilhem de resituer la question écologique dans le domaine de la philosophie de la biologie auquel elle appartient de plein droit.
Cette réaction de Canguilhem témoigne d’une véritable scission entre deux concepts, dans la mesure où l’environnement nomme désormais cet enjeu global du rapport population/ressources/pollutions, travaillé en économie aussi bien qu’en relations internationales, tandis que la réflexion sur le milieu a continué, tout au long du XXe siècle, d’irriguer les sciences sociales en France, de la géographie humaine à l’anthropologie en passant par la philosophie de la biologie et des techniques. Si on n’entend pas la même chose par les deux concepts en français aujourd’hui, c’est aussi parce que leur contexte d’usage s’est progressivement différencié. Or, au-delà d’un simple constat de différence sémantique, il y aurait là tout un programme théorique, consistant à réintroduire la perspective critique des sciences sociales et de la philosophie dans l’apparente simplicité du rapport population/ressources.
Pour citer cette notice : Ferhat, Taylan, “Milieu / Environnement”, Dictionnaire Arcadie. Lexique philosophique par temps d’Anthropocène, 5 juillet 2024, URL : https://arcadico.hypotheses.org/1445
Bibliographie
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